Depuis ma jeunesse, ce texte est devant moi comme une énigme. Je suis riche à de nombreux points de vue : matériellement, mais aussi en compétences, en savoirs. Ces richesses me permettent notamment de travailler la Bible. Faudrait-il y renoncer ?
Non seulement cela m'est impossible, mais cela me paraît contraire au plus élémentaire bon sens.
Alors ? La vie éternelle ne serait pas pour moi ?
Il se trouve que peu à peu, des lumières m'ont été données. A 70 ans, l'énigme est devenue une bonne nouvelle.
Mais ces découvertes ne sont pas transmissibles par le seul mental, il faut du temps, une lente conversion de l'Être. Je vous invite à procéder par étapes.
D'abord, pratiquer la lectio divina sur ce texte, qui est proposé dans la liturgie du 28ème dimanche ordinaire de l'année B. Un support pdf tiré de la page "Animer un groupe biblique" vous aidera.
Ensuite, vous pourrez lire un commentaire partiel sur trois points :
"Vie" et "amour", trois mots grecs pour un seul mot français,
Le chameau et le chas de l'aiguille,
Passion et résurrection.
"Vie" | "Amour" ou "Aimer" |
βίος / bios traduit le niveau biologique, animal | έρως / érôs exprime un amour charnel, une attirance. Il n'est pas utilisé dans la Bible. |
ψυχή / psyché est souvent traduit par âme. | φίλος / philos exprime l'amitié. |
ζωη / Zoé est la plupart du temps associé à l'adjectif αἰώνιος / éternel dans le nouveau testament. La vie éternelle n'est pas la vie après la mort, mais la vie divine, la vie en Dieu. | ἀγαθός / agathos exprime dans la Bible un amour divin. On peut aussi le traduire par bon, en notant qu'un autre adjectif, καλός / kalos, signifie bon ou beau (Dieu vit que cela était bon). |
Mon âme (ψυχή / psyché) est triste à mourir. [Mc 14,34]. C'est en effet sa "ψυχή / psyché" que le Christ donne [voir aussi Mt 20,28 et Mc 10,45].
« Simon, fils de Jean, m’aimes-tu (ἀγαθός / agathos) vraiment, plus que ceux-ci ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime (φίλος / philos). » Jésus lui dit : « Sois le berger de mes agneaux. » Il lui dit une deuxième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu (ἀγαθός / agathos) vraiment ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime (φίλος / philos). » Jésus lui dit : « Sois le pasteur de mes brebis. » Il lui dit, pour la troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? (φίλος / philos) » Pierre fut peiné parce que, la troisième fois, Jésus lui demandait : « M’aimes-tu ? (φίλος / philos) » Il lui répond : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime (φίλος / philos). » [Jn 21,15-17]
Cette distinction qui n'existe pas en français est importante pour le discernement spirituel. Des sensations (niveau βίος / bios) ou des sentiments (niveau ψυχή / psyché) agréables ou désagréables sont terrestres, relatifs. Le bien véritable est à un autre niveau. C'est celui auquel se situe Jésus en disant : Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne [Jn 14,27].
La vie éternelle n'est pas la vie hors du temps, une récompense pour plus tard que nous pourrions mériter (cueillir), mais c'est la vie "divine" qui nous est donnée aujourd'hui et maintenant.
Nous sommes des êtres deux bouts, enracinés en terre (ψυχή / psyché) et reliés au "ciel" (ζωη αἰώνιος / Zoé aionos).
Nous n'existons pas seuls. Nous sommes créés deux bouts, c'est à dire relation. L'essence de notre être est relation. Nous sommes appelés à vivre l'unité, à devenir comme le Dieu UN qui n'est pas seul mais qui est amour (ἀγαθός / agathos).
Le "ciel" est en nous. L'unité (ou communion) à vivre concerne notre être (corps, âme et esprit), la relation aux autres et la relation au Tout Autre.
JE SUIS (YHVH qui se révèle à MoIse au buisson ardent) est une belle manière de nommer l'homme unifié.
Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. [Mc 10,21]. Poser son regard n'est pas le verbe ὁράω / orao qui exprimerait un voir intérieur, tourné vers le "ciel", mais le verbe βλέπω / blépo qui exprime un regard extérieur, tourné vers la terre. Jésus se fait proche, et il l’aima (ἀγαθός / agathos). Il lui donne d'expérimenter l'amour divin !
Mais au lieu de bondir de joie, l'homme devint sombre et s’en alla tout triste. Il semble y avoir échec, pourquoi ? Le texte nous dit : car il avait de grands biens.
Et nous revoilà partis à moraliser, à juger. Nous cherchons ce qu'il aurait dû faire et qu'il n'a pas fait.
En jugeant l'homme – il aurait dû obéir à Jésus et donner tous ses biens aux pauvres -, nous nous jugeons nous-mêmes : nous sommes bien incapables de pousser l'héroïsme au niveau que Jésus semble fixer.
Nous ne comprenons plus. L'homme aurait-il mieux fait de ne pas venir à la rencontre de Jésus ?
Jésus affirme un peu plus loin : Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu [Mc 10,27]. S'il le savait, pourquoi a-t-il demandé à l'homme riche l'impossible ? Serait-ce du sadisme ?
Aveuglés par nos préjugés, nous condamnons l'homme riche qui n'aurait pas su donner ses biens aux pauvres… alors que le texte ne dit ni qu'il ne l'a pas fait, ni qu'il n'a pas ensuite suivi Jésus !
Marc nous tend alors une perche étrange avec l'image d'un chameau qui devrait passer par le trou d'une aiguille… Essayons de comprendre.
Cette phrase, que les trois synoptiques associent à l'histoire de l'homme riche, va dans le sens de beaucoup d'autres dans les évangiles et notamment des béatitudes : Heureux, vous les pauvres… quel malheur pour vous, les riches...
Mais pourquoi cette image curieuse du chameau et du chas de l'aiguille ?
Certains expliquent que le chas de l'aiguille pourrait être le nom d'une porte étroite de la ville de Jérusalem. Si elle est vraie, cette explication historique ou archéologique n'explique pas pourquoi cette image a été retenue par les trois synoptiques : on pourrait l'enlever, elle n'apporte rien au sens du verset.
D'autres pensent au trou que fait une aiguille dans un tissu qui pourrait être le voile du temple. Une fine aiguille peut accéder au saint des saints, un chameau ne le peut pas. L'accès ne lui est ouvert qu'à la mort de Jésus, quand le voile se déchire. [Mt 27,51, Mc 15,38, Lc 23,45]. C'est une explication symbolique intéressante, mais qui assimile le chameau qui réussit l'exploit difficile de passer par le trou de l'aiguille à l'entrée dans le royaume. Or le texte nous dit que cet exploit ne suffit pas, qu'il est même relativement facile par rapport à l'entrée dans le royaume de Dieu.
D'autres remarquent que le mot grec chameau pourrait, grammaticalement, être une chamelle. L'aiguille évoquerait les douleurs d'un enfantement.
Cherchons encore.
Dans ce verset, les mots grecs employés par Matthieu, Marc et Jean sont quasi les mêmes. De très petits écarts semblent insignifiants.
L'ancien testament n'utilise quasi pas les mots chas / trou et aiguille. L'image ne s'éclaire pas avec des correspondances.
Par contre, le mot chameau est le nom de la troisième lettre de l'alphabet hébraïque, Gimel. Annick de Souzenelle dit ("La lettre chemin de vie") que la lettre Qof, dont le nom signifie habituellement singe, peut aussi signifier la hache et... le chas de l'aiguille. Ceci est sans doute lié à la forme de la lettre (ק) qui ressemble à une aiguille avec son chas.
Voici qui nous oriente vers les sens symboliques de l'alphabet.
Les unités, niveau principiel ou archétypal
1 א Aleph |
2 ב Beth |
3 ג Gimel |
4 ד Dalet |
5 ה He |
6 ו Vav |
7 ז Zayin |
8 ח Heth |
9 ט Teth |
Les dizaines, niveau phénoménal ou de la manifestation
10 י Yod |
20 כ Kaf |
30 ל Lamed |
40 מ Mem |
50 נ Nun |
60 ס Samech |
70 ע Ayin |
80 פ Pe |
90 צ Tsade |
Les centaines, niveau universel ou de la révélation
100 ק Qof |
200 ר Resh |
300 ש Shin |
400 ת Tav |
500 ך Kaf f |
600 ם Mem f |
700 ן Nun f |
800 ף Pe f |
900 ץ Tsade f |
1000 א Aleph f |
L'alphabet commence, avec le Aleph (1) qui est la première lettre du mot Elohim, par le Dieu unique. Il est inaccessible directement, c'est pourquoi la première lettre de la Bible est un Beth.
Le Yod (10) est la première lettre du tétragramme divin YHVH. C'est le "Seigneur", qui se manifeste à l'homme.
Le Qof (100) a lui aussi une place et une signification particulières. Il symbolise la sagesse, mais la sagesse de Dieu est folie pour l'homme. Le passage par le Qof (le passage aux centaines) rend l'homme totalement pauvre, il ne sait plus rien.
Le chameau (3 - Gimel) sort de la maison (2 - Beth) et se met en route. Il lui est difficile d'entrer dans le Qof (selon le verbe employé par Luc) ou de passer par lui (selon Matthieu et Marc). En effet, aucun mot hébreu commençant par un Gimel ne contient un Qof ! Il n'y a pas de raccourcis, il faut prendre la route normale, celle qui passe par le Dalet (4).
Il faut passer par la porte (premier sens du mot Dalet), par la pauvreté (second sens). Quand on sait que le mot Gimel (3) veut aussi dire bienfaiteur, on voit que le passage par cette porte de la pauvreté (4) lui est difficile. C'est le dur chemin de Job, dépouillé de ses richesses.
Courage : L'association des mots pauvre (דַּל) et du Gimel donne devenir grand (גּדַל).
Une fois cette porte passée, le Qof est en vue. En effet, le mot דּק, formé d'un Dalet et d'un Qof, veut également dire pauvre, maigre. [voir Gn 41,3-24 : les épis chétifs, les vaches maigres]. C'est un mot rare dans la Bible. Il qualifie aussi la manne qui est quelque chose de fin. [Ex 16,14]
Mais à supposer que le chameau réussisse à entrer dans le chas de l'aiguille, il n'est pas encore parvenu au royaume de Dieu. Jésus est catégorique : Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu.
La plongée dans l'alphabet hébraïque nous inviterait-elle à plonger de manière similaire dans le vocabulaire grec de l'évangile ? Revenons au récit de l'homme riche, et scrutons-le à la loupe.
Le mystère de l'homme qu'une rencontre avec Jésus rend triste aurait-il un rapport avec la passion ? Regardons les versets 21 à 23 attentivement.
Le verbe attrister n'est employé qu'une seule autre fois par Marc, à Gethsémani : Mon âme (ψυχή / psyché) est triste à mourir [Mc 14,34]. Coïncidence ou correspondance signifiante ?
Le verbe devenir sombre (στυγνάζω), très rare dans la Bible (absent du pentateuque et des psaumes), commence par les lettres sigma et tau, comme le mot croix (σταυρός).
Les mots traduits par biens (κτῆμα) puis richesses (χρῆμα) sont étranges. Ils sont rares dans la Bible (absents du pentateuque et des psaumes), légèrement différents dans leur forme et complètement synonymes. Pourquoi Marc les a-t-il choisis ?
Matthieu utilise une fois le premier et Luc une fois le second dans les phrases équivalentes du même passage, ce sont les seules autres occurrences des quatre évangiles.
Le second commence par les lettres khi et rho comme le mot Christ (Χριστός – remarquons au passage que ce mot contient aussi les lettres sigma et tau !). Ces deux lettres forment un "chrisme", symbole iconographique courant évoquant le Christ.
Dans le premier, le khi est devenu un kappa... et le rho est devenu un tau qui évoque à nouveau la croix.
Enfin, la traduction Darby ajoute une précision au verset 21. Au lieu de "tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi", elle dit : "tu auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi, ayant chargé la croix". Cet ajout non retenu par les autres traductions vient sans doute d'un manuscrit particulier. Par rapport à notre recherche, il fait sens.
Cet ensemble de coïncidences m'amène à croire, dans la foi, que la rencontre avec Jésus est pour l'homme riche un plongeon dans la mort avec lui, c'est à dire un baptême. Il participe à la passion du Christ. Cette passion est au cœur de ses biens (κτῆμα). Il donne ses biens, comme Jésus donne sa vie (ψυχή / psyché). C'est un arrachement qui le rend sombre, triste au niveau de sa psyché. Il suit le Christ sur son chemin de croix, mais il ne le sait pas encore. Il est aveugle. Il ne reconnaît pas la joie de la vie (ζωη / Zoé) éternelle, cette vie qu'il demandait et qui grandit maintenant en lui.
Comment se poursuivra son chemin ?
Dépouillé de tout, l'aveugle pourrait bien devenir mendiant. Assis au bord de la route qui mène à Jérusalem, il entend Jésus qui passe. Il crie, Jésus l'appelle. Il bondit en laissant le peu qui lui reste, son manteau. « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! ». L’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.
Si Marc ne nous a pas révélé le nom de l'homme riche, c'est peut-être pour nous laisser croire que son nom est Bartimée, le "fils de l'impur" [Mc 10,46-52].