Une lecture rapide de ce texte peut faire conclure à un appel à être un bon serviteur : bien faire son travail, éviter de battre ses compagnons et de boire avec les ivrognes. Une morale évidente, sans intérêt.
Une mise en scène commune
Un maître, un époux ou un roi vient ou revient.
Il s'adresse à un ou des serviteurs, des vierges ou toutes les nations.
Il décide de leur sort, accueil ou rejet, récompense ou punition.
Les dix vierges
Cinq de ces vierges sont dites "phronimos" (prudentes, sensées, prévoyantes, avisées, habiles, rusées...), et cinq folles.
Une autre image est commune. Une image sans doute importante, car elle est déjà présente dans le passage qui précède :
Veillez donc ; car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur vient... soyez prêts; car, à l'heure que vous ne pensez pas, le fils de l'homme vient. (Mat 24,42;44)
Mon maître tarde à venir... le maître de cet esclave-là viendra en un jour qu'il n'attend pas, et à une heure qu'il ne sait pas, (Mt 24,48;50)
Or, comme l'époux tardait... Veillez donc; car vous ne savez ni le jour ni l'heure. (Mat 25,5;13)
Les talents
Les deux paraboles mettent en scène un ou des serviteurs/esclaves.
Dans les deux cas, le maître s'est éloigné, revient et décide du sort de ceux-ci.
Au verset 24,47, il est dit qu'il l'établira sur tous ses biens. Au verset 25,14, il appela ses propres esclaves et leur remit ses biens.
Dans les deux paraboles, tout se termine dans des pleurs et des grincements de dents.
Le texte commence avec une question : Quel est donc l'esclave fidèle et prudent... Prenons-la au sérieux, ne répondons pas trop vite que c'est un modèle à imiter. L'esclave prudent comme le serpent est-il le digne fils de son père, une engeance de vipère (Mt 3,7) ? Ou cette prudence lui permet-elle d'éviter les pièges du malin ?
On peut même s'en poser une autre à la lumière du "sermon sur la montagne" : Nul ne peut servir deux maîtres ; car, ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre: vous ne pouvez servir Dieu et Mammon (Mt 6,24 traduction Darby). De quel maître s'agit-il ici, Dieu ou Mammon ?
Ce sont deux questions très simples. Pour moi qui suis compliqué, elles surviennent après un long travail...
Avançons maintenant pas à pas, éclairons les images avec des correspondances.
Le Christ est présenté comme un nouveau Moïse dans l'épître aux hébreux : C'est pourquoi, frères saints participants à l'appel céleste, considérez l'apôtre et le souverain sacrificateur de notre confession, Jésus, qui est fidèle à celui qui l'a établi, comme Moïse aussi l'a été dans toute sa maison. Car celui-là a été jugé digne d'une gloire d'autant plus grande que celle de Moïse, que celui qui a bâti la maison a plus d'honneur que la maison. Car toute maison est bâtie par quelqu'un; mais celui qui a bâti toutes choses, est Dieu. Et Moïse a bien été fidèle dans toute sa maison, comme serviteur, en témoignage des choses qui devaient être dites; mais Christ, comme Fils, sur sa maison ; et nous sommes sa maison, si du moins nous retenons ferme jusqu'au bout la confiance et la gloire de l'espérance.(He 3,1-6)
La vraie nourriture est la Parole qui sort de le bouche de Dieu (Mt 4,4). Elle est donnée au temps convenable : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous ne pouvez les supporter maintenant (Jn 16,12).
Mais quelle sorte de nourriture donne l'esclave fidèle ?
Dieu dit : Voici, je vous ai donné toute plante portant semence, qui est sur la face de toute la terre, et tout arbre dans lequel il y a un fruit d'arbre, portant semence ; cela vous sera pour nourriture. (Gn 1,29 traduction Darby)
Et la femme vit que l'arbre était bon à manger... elle en donna aussi à son mari pour qu'il en mangeât avec elle, et il en mangea. (Gn 3,6 traduction Darby)
Il y a des cadeaux empoisonnés...
Au plan du vocabulaire, Matthieu n'a pas employé le mot serviteur/intendant du livre des Nombres, mais celui d'esclave. Pour s'en démarquer ? Esclave de qui ou de quoi ?
Quoi qu'il en soit, le maître se fie aux apparences et donne de l'avancement à l'esclave qui fait bien son travail.
A moins qu'il ne fasse comme d'habitude, s'il est celui qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et envoie sa pluie sur les justes et sur les injustes (Mt 5,45).
L'esclave se met à battre ceux qui sont esclaves avec lui. Le verbe grec traduit par "battre" n'est utilisé qu'une autre fois par Matthieu : Et ayant craché contre lui, ils prirent le roseau et lui en frappaient la tête (Mt 27,30). Sa première occurence dans l'ancien testament concerne Moïse qui vit un homme égyptien qui frappait un Hébreu d'entre ses frères (Ex 2,11).
Manger et boire avec les ivrognes aurait pu s'appliquer à Jésus qui mange avec les publicains et les pécheurs (Mt 9,11). Mais profiter hypocritement de l'absence du maître pour battre les domestiques, non ! Remarquons simplement que le mot grec traduit ici par "méchant" n'est pas le même que celui qui qualifie le 3ème "mauvais" serviteur de la parabole des talents (Mt 25,26). Une invitation à les distinguer ?
Ensuite, le maître met sa part avec les hypocrites.
De la bouche du Fils de l'homme sort une épée acérée, à double tranchant (Ap 1,16). La parole du Verbe coupe en deux, sépare les brebis des boucs (Mt 25,32) - chez les hypocrites, elle pourrait séparer l'apparence de la réalité.
Une part, l'apparence (qui n'est qu'un fantôme sans vie), est donnée aux hypocrites qui en feront leurs choux gras, peut-être la canoniseront.
L'autre part ? Serait-elle destinée à la Vie éternelle ?
Douze fois déjà, dans l'Évangile de Matthieu, Jésus a démasqué l'hypocrisie : à propos de l'aumône (6,2), de la prière (6,5), du jeûne (6,16), du souci de rendre les autres meilleurs (7,5), des dons au temple (15,7), de la résistance à l'occupant romain (22,18). Et enfin dans les six anti-béatitudes : Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites… (Mt 23,13-29).
Il le fait ici une dernière fois. Cette parabole nous dit la bonne nouvelle du salut des riches, des pharisiens. La victoire finale sur l'hypocrisie.
Plus je le fais avec succès, plus les sollicitations sont nombreuses. Il y a des moments où c'est trop. Je suis fatigué. Les "mercis" que je reçois ne me satisfont pas. Est-ce qu'on m'aime vraiment :?
Alors, se manifestent en moi des sentiments qui n'ont plus rien à voir avec l'altruisme désintéressé. Je ne sais plus être patient. Au détour d'une phrase, un mot venimeux surgit, révélant une colère rentrée.
Si je suis efficace et dévoué aux autres, n'est-ce pas par peur de rater ma vie ? Par peur d'un Dieu qui va me juger ? Pour être rassuré sur ma valeur ?
Lancé dans la course au toujours plus, je m'essouffle, je craque. Une nature méchante apparaît.
Etre un bon pharisien, mériter le "ciel", c'était ma quête, et voilà qu'elle se révèle impossible. Je ne serai jamais parfait.
Je suis un homme à deux faces, tiraillé entre l'apparence que j'essaye de préserver et une réalité intérieure bien misérable.
Les biens que m'a confiés le maître, toujours plus, ne font que révéler cette ambivalence. Ils m'ont coupé en deux.
Ma part - mon ego - est mis avec les hypocrites. L'hypocrisie est dévoilée par le maître qui est Lumière, Vérité.
Je me retrouve comme Pierre, pleurant ma trahison.
Je me retrouve aux pieds de la croix, pleurant devant Celui que j'ai transpercé. Lavé par son sang.
Les grincements de dents du vaincu confirment la victoire de l'amour. L'agonie de notre société capitaliste ne serait-elle pas aussi à comprendre comme un signe de la Victoire qui vient ?
Rendons gloire à Dieu.
Lectio - Meditatio - Oratio - Contemplatio. Notre méditation nous amène tout naturellement à la prière.