Cette phrase, que les trois synoptiques associent à l'histoire de l'homme riche, va dans le sens de beaucoup d'autres dans les évangiles et notamment des béatitudes : Heureux, vous les pauvres… quel malheur pour vous, les riches...
Mais pourquoi cette image curieuse du chameau et du chas de l'aiguille ?
Certains expliquent que le chas de l'aiguille pourrait être le nom d'une porte étroite de la ville de Jérusalem. Si elle est vraie, cette explication historique ou archéologique n'explique pas pourquoi cette image a été retenue par les trois synoptiques : on pourrait l'enlever, elle n'apporte rien au sens du verset.
D'autres pensent au trou que fait une aiguille dans un tissu qui pourrait être le voile du temple. Une fine aiguille peut accéder au saint des saints, un chameau ne le peut pas. L'accès ne lui est ouvert qu'à la mort de Jésus, quand le voile se déchire. [Mt 27,51, Mc 15,38, Lc 23,45]. C'est une explication symbolique intéressante, mais qui assimile le chameau qui réussit l'exploit difficile de passer par le trou de l'aiguille à l'entrée dans le royaume. Or le texte nous dit que cet exploit ne suffit pas, qu'il est même relativement facile par rapport à l'entrée dans le royaume de Dieu.
D'autres remarquent que le mot grec chameau pourrait, grammaticalement, être une chamelle. L'aiguille évoquerait les douleurs d'un enfantement.
Cherchons encore.
Dans ce verset, les mots grecs employés par Matthieu, Marc et Jean sont quasi les mêmes. De très petits écarts semblent insignifiants.
L'ancien testament n'utilise quasi pas les mots chas / trou et aiguille. L'image ne s'éclaire pas avec des correspondances.
Par contre, le mot chameau est le nom de la troisième lettre de l'alphabet hébraïque, Gimel. Annick de Souzenelle dit ("La lettre chemin de vie") que la lettre Qof, dont le nom signifie habituellement singe, peut aussi signifier la hache et... le chas de l'aiguille. Ceci est sans doute lié à la forme de la lettre (ק) qui ressemble à une aiguille avec son chas.
Voici qui nous oriente vers les sens symboliques de l'alphabet.
Les unités, niveau principiel ou archétypal
1 א Aleph |
2 ב Beth |
3 ג Gimel |
4 ד Dalet |
5 ה He |
6 ו Vav |
7 ז Zayin |
8 ח Heth |
9 ט Teth |
Les dizaines, niveau phénoménal ou de la manifestation
10 י Yod |
20 כ Kaf |
30 ל Lamed |
40 מ Mem |
50 נ Nun |
60 ס Samech |
70 ע Ayin |
80 פ Pe |
90 צ Tsade |
Les centaines, niveau universel ou de la révélation
100 ק Qof |
200 ר Resh |
300 ש Shin |
400 ת Tav |
500 ך Kaf f |
600 ם Mem f |
700 ן Nun f |
800 ף Pe f |
900 ץ Tsade f |
1000 א Aleph f |
L'alphabet commence, avec le Aleph (1) qui est la première lettre du mot Elohim, par le Dieu unique. Il est inaccessible directement, c'est pourquoi la première lettre de la Bible est un Beth.
Le Yod (10) est la première lettre du tétragramme divin YHVH. C'est le "Seigneur", qui se manifeste à l'homme.
Le Qof (100) a lui aussi une place et une signification particulières. Il symbolise la sagesse, mais la sagesse de Dieu est folie pour l'homme. Le passage par le Qof (le passage aux centaines) rend l'homme totalement pauvre, il ne sait plus rien.
Le chameau (3 - Gimel) sort de la maison (2 - Beth) et se met en route. Il lui est difficile d'entrer dans le Qof (selon le verbe employé par Luc) ou de passer par lui (selon Matthieu et Marc). En effet, aucun mot hébreu commençant par un Gimel ne contient un Qof ! Il n'y a pas de raccourcis, il faut prendre la route normale, celle qui passe par le Dalet (4).
Il faut passer par la porte (premier sens du mot Dalet), par la pauvreté (second sens). Quand on sait que le mot Gimel (3) veut aussi dire bienfaiteur, on voit que le passage par cette porte de la pauvreté (4) lui est difficile. C'est le dur chemin de Job, dépouillé de ses richesses.
Courage : L'association des mots pauvre (דַּל) et du Gimel donne devenir grand (גּדַל).
Une fois cette porte passée, le Qof est en vue. En effet, le mot דּק, formé d'un Dalet et d'un Qof, veut également dire pauvre, maigre. [voir Gn 41,3-24 : les épis chétifs, les vaches maigres]. C'est un mot rare dans la Bible. Il qualifie aussi la manne qui est quelque chose de fin. [Ex 16,14]
Mais à supposer que le chameau réussisse à entrer dans le chas de l'aiguille, il n'est pas encore parvenu au royaume de Dieu. Jésus est catégorique : Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu.
La plongée dans l'alphabet hébraïque nous inviterait-elle à plonger de manière similaire dans le vocabulaire grec de l'évangile ? Revenons au récit de l'homme riche, et scrutons-le à la loupe.