Bible / Le jugement dernier (Mt 25,31-46) / Brebis et boucs (Mt 25,32-33)
MàJ 16/1/2020

32 Et se rassembleront devant lui toutes les nations. Il séparera eux les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs.
33 il placera les brebis à ses droites, et les petits boucs aux gauches.
(traduction littérale)
 
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Les difficultés de traduction, une fois encore, seront les cailloux blancs qui vont nous guider.

Comme en français, le pronom masculin pluriel "eux" n'est précédé en grec d'aucun substantif masculin pluriel. Le texte, grammaticalement incorrect, provoque donc la question : qui sont ces "eux" ?
La plupart des traductions comblent le vide en disant : Il séparera les hommes les uns des autres. C'est logique.
Mais du coup, le texte devient dualiste. Parmi les hommes, il y a des brebis et des boucs, des bons et des méchants.

Si l'on accepte cette traduction qui ne respecte pas le texte, la question devient : qui (dans un groupe, lesquels parmi nous ?) ira à droite, et qui ira à gauche.
Cette question dérange, il faut insister pour qu'elle ne soit pas esquivée.
La réponse la plus courante est que "je suis un peu brebis et un peu bouc".
Comme Dieu est bon, il n'enverra dans le feu éternel que les "boucs" qui refusent tout à fait son amour. Chacun est libre de s'enferrer dans le refus.

Le processus n'est plus de chercher à comprendre le texte, mais de le tordre pour le faire entrer de force dans les idées que l'on a : Dieu est bon - Chacun est libre. C'est inintéressant et malhonnête.

Il faut donc revenir à la question que le texte pose : qui sont ces "eux" ? Et trouver une réponse dans le texte.
Les "eux" ne sont qualifiés que par ce qui suit : les brebis et les boucs. Cherchons donc à comprendre cette image.

Nouvelle difficulté : selon les traductions, les brebis deviennent moutons, ou les boucs deviennent chèvres... et l'image perd son sens !
Qu'est-ce qu'une brebis ? La femelle dans la famille "moutons". Le mâle de cette famille est le bélier.
Le bouc est le mâle dans la famille "chèvres". Jamais il ne pourra féconder une brebis.
Si un bouc prend la place du bélier, c'est une mésalliance stérile.

L'Alliance entre Dieu et les hommes (avec Noé en Gn 6,18, avec Abraham en Gn 15,18...), entre le Christ et l'Église (Ep 5,23-33) est centrale dans la Bible. Cette relation est souvent comparée à des noces (Cantique des cantiques, Cana, les dix vierges...).
Le berger (le Christ) aime ses brebis (les hommes) jusqu'à donner sa vie pour elles (Jn 10,11-16).
Le bélier est offert en sacrifice à la place d'Isaac (Gn 22,13).

Le bouc, tel un berger mercenaire inféodé à l'argent (Jn 10,12), a pris la place de l'époux légitime (le Christ bélier) auprès de la brebis.
L'époux vient et la délivre. Les petits boucs qui nous fagocitent sont jetés dans le feu éternel, nous en sommes libérés, ce pourrait être une bonne nouvelle de ce texte !

Autres indices

Le texte parle de ses droites (possessif) et des gauches (quand la traduction, soucieuse de symétrie, ne rajoute pas un possessif !).
Le Fils de l'homme prend ses distance avec les gauches, il n'accepte pas la moindre compromission avec Satan.

Autre dissymétrie un peu plus loin :
40 Et le Roi leur répondra : 'Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait.'
45 Il leur répondra : 'Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait.'

Les petits boucs entre eux ne vivent pas l'amour. Ils ont beau être petits, ce sont les anges de Satan et non pas les frères du Christ.

Une approche complémentaire par l'art roman

Le tympan de Conques (1140) peut s'étudier comme le texte : d'abord un examen attentif, puis des étonnements et des correspondances (en particulier entre ancien et nouveau testament).
Entrer dans l'église en passant sous ce tympan (ou entrer dans l'Église par le baptême), c'est accueillir le salut qui s'opère : les "brebis" sont séparées des "boucs".
Pierre et Ambroise Séguret, dans un splendide commentaire illustré, donnent un point de vue très approfondi. Voici un extrait relatif à la symbolique de la croix glorieuse :
A l’affrontement statique d’un système binaire représenté par les deux volets antithétiques du triptyque (le bien à droite du Christ, le mal à sa gauche), la troisième force du panneau central du Christ crée une dynamique consensuelle... Mais cette vision subtile, ternaire et généreuse qui émerge lors de cette renaissance romane ne durera qu'un temps : avant même le XIIIe s. et l'avènement de la civilisation gothique, le dualisme Enfer/Paradis semble à nouveau l'emporter, sur la pierre des porches d'églises comme dans la théologie (en dépit de l'invention du Purgatoire), dualisme qui explique en partie la vulgate manichéenne qui, aujourd'hui encore, veut voir dans ce tympan un Jugement Dernier avec son Enfer où seraient "châtiés les damnés dans d'horribles supplices" (sic) pour l'Eternité.

Le tympan du Narthex de Vezelay, un peu antérieur, n'est même pas un jugement. Voir le commentaire de Robert Pirault, "La danse du nouvel Adam".

Osons aller plus loin, et demandons-nous s’il est possible de donner sens aux figurations ultérieures, telles que celle de Bourges (voir l’image dans l’introduction).
Il semble y avoir incohérence entre le Christ qui ouvre ses deux bras, et la dissymétrie de ce qui se passe à ses pieds : à sa droite des gens heureux, à sa gauche des gens torturés par des diables.
Autre bizarrerie : les gens qui sont à sa droite vont, selon l’orientation classique de la cathédrale, vers le Nord, vers la nuit, vers les ténèbres. Et ceux qui sont à sa gauche vont vers le Sud, vers le soleil. Comment comprendre ?
La première réponse qui vient à l’esprit est que cela n’a pas de sens. En demeurant dans l’image, une autre interprétation pourrait surgir.

Les « bénis de mon Père », forts du soleil intérieur qui les habitent, n’iraient-ils pas joyeusement prêcher la bonne nouvelle dans les ténèbres du monde ?
Et les « maudits », torturés par leurs démons, leurs passions, n’iraient-ils pas, au travers du feu purifiant de l’amour, vers le Soleil de la résurrection ?

Entrer dans la cathédrale, quitter l’Ouest pour aller vers l’Est, vers le soleil levant, se fait en passant sous cette image. C’est une démarche lourde de sens : je vais passer par la mort (de mes passions) pour recevoir la vie, et pour âtre témoin de cette vie.

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